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Accueil du site > Afrique > Entre soumission et révolte, la société tunisienne prise au piège du système Ben Ali

mardi 15 novembre 2005

LE MONDE | 15.11.05 TUNIS ENVOYÉE SPÉCIALE

Le chapeau de guingois sur la tête, il filme. Tout sourire, sa femme tend une assiette emplie de pâtisseries vers la caméra. Dans le car, les autres s’impatientent. Le couple finit par remballer ses cornes de gazelle pour rejoindre le groupe. Direction : Sidi Bou Saïd et son célèbre Café des nattes. Ensuite, ce sera Nabeul et Hammamet, avant de filer vers Djerba la douce. Chaque année, la Tunisie reçoit quelque 5 millions de visiteurs. Pour quelque 300 euros, parfois moins, Français, Allemands, Suédois et Tchèques, notamment, s’offrent une semaine de soleil au pays du jasmin. Ils repartiront sans rien connaître ou presque des Tunisiens.

Entre les touristes et la population, les contacts sont réduits au minimum : un marchandage au souk pour une paire de babouches ou un sac de cuir. Et une discussion superficielle avec le guide qui conduit "les gazeaux" et "les gazelles" (surnoms donnés aux touristes) chez son cousin fabricant de tapis. A peine certains relèveront-ils qu’à l’hôtel les serveurs ont le sourire crispé et l’air fatigué ou que la jeune fille en blouse blanche qui dispense des massages en série au centre de remise en forme a une maîtrise d’anglais ou de mathématiques - et faisait partie des innombrables chômeurs diplômés.

Y a-t-il des Tunisiens heureux ? Sûrement, mais ils sont rares. "Les gens souffrent. Les uns parce qu’ils n’arrivent plus à faire de l’argent comme autrefois. Les autres parce qu’ils se heurtent à des problèmes de survie ou de surendettement", souligne le docteur Fethi Touzri, médecin psychiatre. D’une façon ou d’une autre, tous sont écrasés par le système savamment mis en place par le régime Ben Ali depuis dix-huit ans, à base de peur et de clientélisme. A la peur omniprésente s’ajoute la honte de participer à un système que très peu se sentent la force d’affronter à visage découvert. Chacun redoute de voir sa famille touchée par des représailles en cascade : agressions physiques, perte d’emploi et d’aides financières, contrôle fiscal, procès montés de toutes pièces, etc.

Il a fallu longtemps à Neïla Charchour Hachicha pour prendre ses distances avec le régime. Exécrée par les uns, saluée par les autres, cette femme de 50 ans, décoratrice de profession, est totalement atypique. Dans l’opposition, on continue de la considérer avec méfiance. Neïla Charchour Hachicha dit tout haut ce que beaucoup n’ont pas envie d’entendre. "C’est vrai que nous sommes dans un Etat policier, et même une dictature. Mais l’opposition n’a pas de base populaire. Le petit peuple est mécontent, non pour des raisons politiques, mais parce qu’il est dans la dèche, déclare-t-elle sans détour. Quant à la classe moyenne, elle n’est pas encore arrivée à un point de non-retour. Tant qu’elle aura sa retraite, accès aux soins médicaux et au crédit, pourquoi voulez-vous qu’elle se révolte ? Les gens grognent, ils disent ouvertement que ça ne va pas, mais ils ne sont pas prêts à descendre dans la rue. En revanche, ils sont bien contents que d’autres montent au créneau pour eux !" On est loin de l’an 2000, considéré par les militants des droits de l’homme comme l’"âge d’or" du combat en faveur des libertés en Tunisie.

"FAIRE SEMBLANT DE NE PAS VOIR"

Depuis, il y a eu les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, et la consécration par l’Occident - France en tête - du président Ben Ali, présenté comme un modèle de stabilité, de "bonne gouvernance" et de lutte antiterroriste. "Les gens sont malheureux, mais ils ont pris le parti de "vivre avec" le régime comme on vit avec un diabète, explique Naziba Rjiba, alias Om Zied, l’une des "plumes" du magazine en ligne Kalima. Beaucoup préfèrent faire semblant de ne pas voir les problèmes, ce qui leur évite d’avoir à les affronter. La classe aisée se dit : "On mange bien, les enfants vont à l’école. Qu’est-ce qu’on irait faire avec la dissidence ?" Elle a la philosophie de M. Chirac ! Pour ma part, je considère comme un crime de se taire dans les circonstances présentes, et j’enrage de voir autant d’intellectuels tunisiens fuir leurs responsabilités."

Naziba Rjiba est amère à l’égard des "maîtres" du président Ben Ali : la France et les Etats-Unis. Elle est loin d’être la seule en Tunisie à exprimer un tel ressentiment. "Personnellement, j’aurais préféré qu’on soit dans une dictature plus franche. Nous sommes comme quelqu’un qui souffrirait d’une hémorragie interne. On ne l’accepte pas aux urgences sous prétexte qu’il n’y a pas de sang qui coule, dit-elle. Nous sommes devant une bande mafieuse qui s’est approprié le pays, le pille, et a pris toute la société en otage. Bourguiba était un dictateur. Celui-là (Ben Ali) ne mérite pas ce titre : il n’a même pas d’idéologie !"

Les "pratiques mafieuses" du régime ? Elles révoltent bien plus que la justice aux ordres ou l’absence de liberté d’expression. Pourtant, beaucoup tentent de se rapprocher de la "famille royale", pour "bénéficier des miettes du gâteau" et se protéger "d’une manière ou d’une autre". Dans la classe moyenne, l’un cherchera à marier sa fille au neveu du président, le second proposera la sienne au cousin de la "première dame de Tunisie", Leila Trabelsi-Ben Ali (dont tous assurent qu’elle se prépare à succéder à son mari), le troisième - un industriel - décidera de "lancer une OPA" sur le parti-Etat - le Rassemblement constitutionnel et démocratique (RCD). Plutôt que de dépenser 15 000 dinars de publicité, il avoue préférer "acheter les voix". La politique ? Elle ne l’intéresse pas.

Plus encore que dans les villes, le RCD règne en maître dans les zones rurales (soit 38 % de la population). L’omda, assistant du "délégué" (sous-préfet), à la fois agent d’état civil, policier, informateur, patron de toutes les commissions d’aide, est le personnage-clé dans les campagnes, haï et craint. "Par ce biais, Ben Ali a maillé tout le pays. Le problème fondamental est là. Rien ne bougera aussi longtemps que les gens seront tenus de cette façon, souligne un sociologue de terrain. Les Tunisiens sont de plus en plus pauvres, de plus en plus mécontents. Ils me disent : "On est soumis, mais pas fidèles !" Parlez-leur de la grève de la faim qui se déroule en ce moment à Tunis, ils vous répondront : "Moi, la grève de la faim, je la fais toute l’année !" Je ne sais pas combien de temps tout cela pourra tenir, mais croyez-moi, si on pouvait procéder à de vraies élections libres, les islamistes l’emporteraient haut la main !"

Florence Beaugé

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