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Accueil du site > Energie > L’oléoduc Tchad Cameroun ou le cynisme de la Banque Mondiale

lundi 13 décembre 2004

Le projet de construction et d’exploitation de l’oléoduc tchado camerounais, supervisé par le Groupe de la Banque Mondiale (GBM) [1], intervient au moment où les Institutions Financières Internationales (IFI)[2] voient leurs programmes pour le développement économique et social de plus en plus contestés. Malgré les deux années de consultations, de conférences, de débats et de discussions qui ont précédé la signature du contrat, les décisions prises par le GBM, font encore l’objet de vives critiques. De nombreuses organisations non gouvernementales (ONG), des scientifiques, des analystes de la politique internationale et la société civile tchadienne et camerounaise discutent les supposés bienfaits qu’apporterait une telle réalisation.

Inauguré en octobre 2003 et mis en service en juillet 2004, l’oléoduc, long de 1070 km, relie les 300 puits de pétrole de la région de Doba (Sud du Tchad) au terminal d’exportation du brut de Kribi, sur la côte camerounaise. Les gisements devraient générer 225 000 barils de pétrole par jour sur une période de 30 ans. Autrement dit, le plus grand projet privé en Afrique dans lequel la Banque Mondiale se soit impliquée.

Un dossier gonflé de promesses

La création de l’oléoduc représente « un cadre sans précédent pour transformer la richesse pétrolière au profit direct des pauvres, des plus démunis et de l’environnement [3] ». C’est avec une vision prometteuse que, le 6 juin 2000, la Banque mondiale donnait son aval au projet de construction dont la valeur totale de 4,6 milliards de dollars canadiens (CAD) est financée en majeure partie par le consortium pétrolier [4] Exxon Mobil-Chevron-Petronas. Sous la pression de la communauté internationale et pour parer à un éventuel échec du bras de fer déontologique, le GBM a pris de multiples précautions, en affichant notamment sa transparence dans le montage du dossier.

Ainsi, une « structure de suivi et d’établissement de rapports », examinant les aspects sociaux et environnementaux du projet, a été constituée. Elle comporte principalement un dispositif de supervision [5] qui s’attache à ce que la société civile participe aux activités des deux gouvernements, et travaille à l’adoption d’une gestion saine des dépenses publiques et au renforcement des institutions nationales. Un groupe consultatif international (GIS) complémentaire, composé de conseillers internationaux « impartiaux et indépendants », rend compte également de ses observations au GBM et aux États tchadien et camerounais par l’émission de rapports et de recommandations [6].

De plus, la Société Financière Internationale (SFI) [7], membre du GBM, a initié un programme d’aide aux Petites et Moyennes Entreprises (PME) du Tchad pour leur permettre de participer à l’activité économique créée autour de l’oléoduc. En s’associant avec la Financial Bank Tchad, la SFI supporte la création de 12000 emplois, finance les travaux d’amélioration des infrastructures à hauteur de 500 millions CAD, et offre 500 millions CAD de « marchés » aux entreprises locales.

De son côté, la Banque Européenne d’Investissement (BEI) soutient cette démarche en injectant 220 millions CAD dans le budget total. La BEI y voit de multiples avantages comme la formation de la main d’œuvre, l’accroissement de l’activité économique, la stabilité politique à long terme, des recettes annuelles assurées pour 28 ans [8], et l’amélioration des infrastructures (routes, ponts, voies ferrées). Afin d’obtenir la résolution du Parlement européen (janvier 2000) sur son engagement, elle assurait qu’aucun déplacement de population n’était prévu au Cameroun et que seulement 150 familles tchadiennes se verraient expulsées et correctement indemnisées. La BEI s’appuyait également sur les études publiées par le GBM, en juin 99, pour montrer que le projet n’aurait qu’une « incidence nette relativement minime sur l’environnement naturel et humain », et qu’un plan « de prévention et de procédures d’urgences spécifiques à la lutte contre la pollution » était en place.

Enfin, le Parlement tchadien, sous la pression de la Banque Mondiale et des compagnies internationales, a adopté une loi relative à la gestion des revenus pétroliers (déc.1998) dont l’application est suivie par une commission indépendante. Cette loi prévoit que 10% des revenus seront versés sur un compte bloqué à Londres et destinés au Fonds pour les Futures Générations, que 80% serviront à financer des projets de développement socio-économiques avec l’objectif de réduire la pauvreté, et 5% iront en aide à la région de Doba -le gouvernement tchadien ne bénéficiant que de 5% restants [9].

Le ton de la campagne de séduction orchestrée par la Banque Mondiale est donné : transparence, éthique, contrôle des mouvements d’argent, structure anti-corruption, participation et consultation des populations, lutte contre la pauvreté, respect de l’environnement. Toutes les garanties des bénéfices et du bon déroulement du projet sont présentes.

Retour à la réalité

Cependant, la construction d’un tel chantier sur le territoire de pays à la politique instable n’est pas aussi simple et les résultats observés semblent loin des promesses idylliques. Le bilan évolutif, dressé par les ONG nationales et étrangères et les nombreux observateurs, interpelle par l’accumulation de points négatifs.

Selon l’organisation écologiste Les Amis de la Terre[10], l’oléoduc sème « misère et dévastation ». Contrairement aux prévisions du GBM, des milliers de Camerounais ont été expropriés de leur terre, les cultures et la végétation ont été détruites, les réserves d’eau et les écosystèmes de grands fleuves pollués et les compensations insuffisantes. Au Tchad, des villages sont pratiquement « emprisonnés » entre les puits de pétrole, les stations de pompage et l’oléoduc.

D’après Jacques Ngun[11] de l’association Survival , l’étude d’impact sur le mode de vie des populations Bakola et Bagyeli du Cameroun a été bâclée par les experts mandatés par le GBM, duquel ils n’ont reçu aucune indemnité. Subissant une exploitation par le travail, un ostracisme d’état et le développement des maladies exogènes, ils font face désormais à la déforestation implicite du projet.

Concernant les emplois, sur les 5000 promis aux populations locales du Cameroun, la plupart ont échu à des étrangers. La migration sur les lieux de travail a provoqué des troubles sociaux dans les communautés, une recrudescence de l’alcoolisme et de maladies sexuellement transmissibles, et attiré de jeunes prostituées venues de tout le pays.

Du côté financier, le projet montre aussi des faiblesses. Le président Idriss Déby a utilisé le premier versement de 5,6 millions CAD, payé par le consortium pétrolier, pour l’achat de matériel militaire. Par ailleurs, le FMI a constaté que 9,3 millions CAD avaient été détournés par son gouvernement.

La loi sur les revenus pétroliers adoptée par le Parlement tchadien est elle-même fortement critiquée pour son manque d’efficacité et son flou pragmatique. Selon le rapport de l’ONG Catholic Relief Services de juin 2003, « l’application de cette loi fait apparaître d’importantes lacunes », principalement son cadre législatif qui n’inclut pas « les revenus tirés des taxes et des droits de douanes » [12] . La Banque Mondiale prévoit aussi que, sur le total de 4,6 milliards CAD, « seulement 2 milliards iront aux cinq secteurs prioritaires, aux peuples de la région de Doba et au Fonds pour les Générations Futures ».

Des dérives prévisibles

Il n’est cependant pas surprenant de voir se développer des problèmes sociaux, environnementaux et financiers dans des pays où le gouvernement détourne l’argent public et méprise sa propre population.

En 1999 et 2000, Transparency International a décerné à Paul Biya et son gouvernement le prix du régime le plus corrompu en Afrique. D’après Les amis de la Terre, les forêts tropicales au Cameroun, « sont pillées du fait de la collusion du gouvernement au détriment des communautés locales », malgré « les efforts de la Banque mondiale (...) pour tenter de persuader le Cameroun de gérer ses forêts de manière plus rationnelle ».[13]

Idriss Déby, quant à lui, avait annoncé la couleur de ses intentions en refusant le contrôle international de l’utilisation des revenus du pétrole. Selon lui, « la souveraineté nationale n’est pas marchandable », et « les instruments juridiques » mis en place par le Parlement tchadien sont « suffisants » [14]. Rappelons que le président Déby, « arrivé au pouvoir par un coup d’État », a été réélu à la suite d’élections truquées et dénoncées par la communauté internationale. Amnesty International considère que son gouvernement est impliqué dans « la mort de centaines de civils dans la région de production du pétrole », entre 1997 et 1998, et responsable de « la disparition et l’assassinat de civils ». Sans compter que la population a subi une augmentation de la répression et de l’insécurité avant même le début de la mise en œuvre du projet. [15]

Dans ces conditions démocratiques difficiles, le bon déroulement des opérations paraissait improbable d’autant plus que de nombreuses irrégularités étaient signalées avant et après le début de la construction de l’oléoduc.

Un rapport indépendant publié en septembre 1999 [16] faisait déjà mention du manque d’information, de l’intimidation sur la population, de l’absence ou de la faiblesse des différents plans sociaux, environnementaux et financiers ainsi que de la violation des lois imposées par le GBM. Les organisations internationales et camerounaises avertissaient du danger potentiel de l’oléoduc sur la sécurité, la santé, l’écologie, notamment par la réduction et la pollution des eaux potables, côtières et fluviales, la destruction et l’empiètement des écosystèmes fragiles et des cultures vivrières. Le bouleversement du mode de vie, de l’habitat et des moyens de subsistance des populations autochtones Bakola et Bagyeli du Cameroun était prévu par les différents observateurs [17].

Le Parlement européen avait également voté, en juin 2000, une résolution demandant à la BEI de suspendre son financement tant que les « exigences sociales et environnementales » n’auraient pas été garanties. Puis, de nombreux rapports internes sont venus entacher les propres initiatives de la Banque Mondiale. En septembre 2002, le groupe d’experts indépendants du GBM affichait « de sérieuses préoccupations concernant » la capacité « du gouvernement tchadien à contrôler efficacement le projet avant que celui-ci ne commence à dégager des revenus ». Il stipulait également que le choix des répartitions financières, inscrites dans la loi sur les revenus pétroliers, était totalement arbitraire [18].

Changer de politique

Symbole du déséquilibre démocratique : un collectif d’associations tchadiennes de défense des droits de l’homme avait appelé à une journée de deuil nationale, le 10 octobre 2003, tandis que 500 personnalités politiques inauguraient l’oléoduc [19]. Quelque mois plus tard, les gisements de Doba fournissaient leurs premiers barils de brut que déjà l’organisation du Groupe de la Banque Mondiale montrait des insuffisances dans le respect des contraintes du dossier.

L’histoire tragique des investissements dans les projets pétroliers en Afrique, notamment celui du Nigéria et du Congo-Brazzaville, semble se répéter ; l’abandon des populations et la destruction de leur environnement paraissent inexorables. L’oléoduc Tchad-Cameroun n’a été jusqu’à maintenant qu’une opportunité commerciale pour les sociétés transnationales, principalement américaines et françaises [20]. Elles doivent ces avantages aux Institutions Financières Internationales (IFI), qui ont une position quasi hégémonique dans les instances de décision mondiale, puisque sans leur aval, ce genre de projet ne verrait pas le jour. Doit-on alors redéfinir les fondements de ces institutions en vue de les accorder avec leur politique officielle de développement économique et social ?

Contrairement à une partie des objectifs annoncés, la Banque Mondiale soutient que « son mandat limité » la « restreint à des activités purement économiques ». Un programme d’étude du Centre des Droits de l’Homme de l’Université du Minnesota [21] dénonce ce rôle restrictif, en particulier la tyrannie engendrée par les « ajustements structurels » qu’impose la BM au pays en développement en échange de financements. D’après le groupe activiste, ces ajustements induisent qu’il faille « réduire les dépenses des États, anéantir des organes publics, dévaluer des devises et privatiser des entreprises publiques ». Un désastre social et humain qui s’ajoute aux « amples dégâts environnementaux » inhérents aux « projets » de la BM.

Si les bases méthodologiques et idéologiques de la BM ne participent pas au respect des droits de l’homme et de son environnement, pourquoi ne pas « transformer profondément » l’ensemble du « système international » comme le propose un mouvement citoyen dans son programme pour la « Réforme des Institutions Financières Internationales » [22].

A juste titre, ce réseau réclame « un fonctionnement plus transparent, plus équitable et plus démocratique, la définition et la mise en œuvre d’une réelle politique de développement durable, une véritable participation des populations à la définition de leurs politiques, un règlement global du problème de la dette, et une régulation de l’économie mondiale au service des droits fondamentaux et de l’environnement ». Cette demande unanime de la société civile, bien que légitime, n’a peu de chance d’aboutir tant que les règles qui régissent les institutions publiques internationales seront définies par les États membres et non par les citoyens qu’ils représentent [23]. Par conséquent, aussi longtemps que le principe d’ « un vote par dollars » primera sur celui d’ « un vote par pays », les peuples subiront les dérives des priorités financières.

Footnotes

[1] Composé de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD), de l’Association Internationale pour le Développement (AID) et de la Société Financière Internationale (SFI).

[2] Regroupant la Banque Mondiale (BM) et le Fond Monétaire International (FMI).

[3] Communiqué de l’AFP du 6 juin 2000, www.izf.net.

[4] Le consortium pétrolier se compose de deux compagnies américaines, Exxon Mobil (40%) et Chevron (25%) et de la compagnie d’État malaisienne Petronas (35%).

[5] Un Panel d’Experts en matière Environnementale et Sociale (PEES) ainsi qu’un Groupe Externe de Suivi de Conformité Environnementale (GESCE) s’assurent de la mise en œuvre et du suivi du Plan de Gestion de l’Environnement (PGE).

[6] Source : Banque Mondiale, www.worldbank.org, Banque Européenne d’Investissement, www.bei.org.

[7] Source : SFI, www.ifc.org.

La SFI est l’agence du Groupe de la Banque Mondiale (GBM) chargée de la promotion du secteur privé dans les pays en voie de développement.

[8] 10% du PIB tchadien, 3% des recettes budgétaires actuelles du Cameroun. Source : BEI, www.bei.org.

[9] L’intelligent, n°oct.03, hebdomadaire du groupe Jeune Afrique , www.lintelligent.com.

[10] Sources : www.Foei.org, www.amisdelaterre.org.

[11] Jacques Ngun appartient à l’ethnie Bagyeli et est à la tête de l’association Survival . Source : Libération du 07/06/00.

[12] Estimés par l’Agence Française de Développement à 45% du total des revenus. Source : www.grioo.com.

[13] Les amis de la terre, www.amisdelaterre.org.

[14] Entretien avec le Figaro , dépêche de l’AFP du 8 juin 2000, www.izf.net.

[15] Le Monde du 3 juin 2000 : article de Marie-Hélène Aubert (députée Verte, vice-présidente du groupe RCV, présidente de la mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale), et de Ngarelejy Yorongar (député fédéraliste de Bédédjia au Tchad, président de la Fédération pour le respect des lois et des libertés).

[16] Rapport : Peuples et Environnement en Danger, Analyse de l’étude d’impact remise par Exxon à la Banque Mondiale, par Korinna Horta, Delphine Djiraibe, Samuel Nguiffo. Source : www.amisdelaterre.org.

[17] Sources : -Réseaux d’Information Régionaux Intégrés (IRIN) : organe rattaché au bureau de l’ONU pour la Coordination des affaires humanitaires (OCHA). www.irinnews.org.

- Centre de recherches pour le développement international (CRDI) : société d’État canadienne, collaborant étroitement avec plusieurs ministères du gouvernement fédéral, principalement avec celui des Affaires étrangères et l’Agence Canadienne de Développement International (ACDI). www.web.idrc.ca.

- Oilwatch : réseau de résistance aux activités pétrolières dans les pays tropicaux. www.oilwatch.org.

[18] Dépêche de l’AFP du 13/09/02, www.izf.net.

[19] www.amisdelaterre.org.

[20] Selon la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), sur un total de « 8 milliards de revenus, 5,7 milliards iront aux opérateurs », au monopole américain Exxon-Mobil/chevron et aux entreprises sous-traitantes, dont 60% sont françaises. Voir site de l’Ambassade de France au Cameroun, www.ambafrance.cm.org.

[21] Le cercle des droits : Activisme en faveur des droits économiques, sociaux et humains, Module 27. Human rights resource center, University of minnesota. www.hrusa.org.

[22] Le réseau pour la réforme des institutions financières internationales regroupe une trentaine d’associations françaises. Il est coordonné par Agir ici , l’AITEC et le CRID et travaille en partenariat avec de nombreuses associations du Sud et du Nord. www.globenet.org.

[23] Fondée parallèlement à la création des Nations Unies et du Fonds Monétaire International (FMI), la BM fait officiellement partie du système des Nations Unies en tant qu’organisme spécialisé, sans être obligée d’adhérer à ses accords ou décisions. La Banque mondiale est une institution publique détenue par ses 181 pays membres. www.hrusa.org.

Vivien Jaboeuf - The Dominium

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