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mardi 8 mars 2005

L’histoire

Collé Ardo vit dans un village africain. Il y a sept ans, elle a refusé que sa fille soit excisée, pratique qu’elle juge b a r b a re. Aujourd’hui, quatre fillettes s’enfuient pour échapper à ce rite de purification, et demandent à Collé protection. Deux valeurs s’affrontent alors : le respect du droit d’asile (le Moolaadé) et l’antique tradition de l’excision (la Salindé).

Entretien avec Sembene Ousmane

- Le désir de s’exprimer, d’abord en écrivant, vous est-il vraiment venu après la guerre, pendant les grandes grèves des cheminots du Dakar-Niger ?

Sembene Ousmane : Les grèves à Dakar ont créé un vécu qui m’a nourri, mais c’est dans les années cinquante, à Marseille, au sein du Parti communiste, que j’ai découvert la littérature, le théâtre, les ciné-clubs. C’était la naissance de la Fédération des étudiants d’Afrique noire où je militais aussi. Ainsi qu’à la CGT des dockers. Pour moi, qui suis né à Ziguinchor, un petit village de Casamance, l’école du Parti était une école formidable. C’était mes universités.

- Vous avez écrit le DOCKER NOIR, lors des grèves à Marseille, contre l’embarquement des armes pour l’Indochine. Avez-vous connu Paul Carpita ?

J’ai tourné dans son film LE RENDEZ-VOUS DES QUAIS, mais j’ai été coupé au montage. J’étais alors loin du cinéma. Sur les trois mille dockers de Marseille, on n’était pas plus de dix Noirs. C’est un métier très dur mais on formait une famille qui m’a permis de découvrir non pas la France mais le peuple de France. Il y avait deux corps de métier, à l’époque, à la pointe du combat : les dockers et les mineurs. Le Parti communiste était très fort, et le vieux militant que je suis doit dire qu’il m’a fait découvrir la littérature avec “Les Cahiers du Sud”, qui se situaient en face de la “Marseillaise”. Mes premiers textes ont été édités par “L’Action Poétique”, qui avait publié les poèmes de Kateb Yacine, puis à “Présence Africaine”. Être docker et lire, aller au théâtre, écouter Beethoven, c’était incroyable, non ?

- En 1960, le Sénégal devient indépendant. Vous avez alors le désir de vous adresser au plus grand nombre par l’intermédiaire du cinéma.

Je suis rentré à Dakar et j’ai fait le tour de l’Afrique. Je voulais connaître mon propre continent. Je suis allé partout à la rencontre des peuples, des ethnies, des cultures. J’avais quarante ans et l’envie de faire du cinéma. Je voulais donner une autre impression de l’Afrique. Comme notre culture est orale, je voulais montrer la réalité à travers les masques, les danses, la représentation. La publication d’un livre écrit en français ne touche qu’une minorité, alors qu’avec un film on peut faire comme Dziga Vertov, du “Kino Pravda“, du cinéma forain qui permet de discuter avec les gens, de brasser des idées. Les meilleures critiques sont ceux de son propre peuple. Je suis venu voir Georges Sadoul à Paris, et André Bazin a tout arrangé pour que j’aille à Moscou. Donskoï, que je connaissais par les livres de Gorki qu’il avait adaptés, a été mon professeur attitré. J’ai étudié aussi avec Guerassimov, un “aristocrate“ qui avait des responsabilités, un ambassadeur du cinéma de son pays. Comme Bondartchouk. Tous m’ont enseigné que rien ne s’acquiert sans travail. Les meilleurs cinéastes africains, jusqu’à aujourd’hui, ont été formés à l’école de cinéma de Moscou.

- Pendant le tournage de votre dernier film, MOOLAADÉ, sur le refus de l’excision, l’actrice malienne qui joue Collé Ardo, un personnage combattif contre cette pratique, ne semble pas convaincue elle-même.

Ce sont les contradictions de l’être humain. Elle est elle-même excisée. Au Mali, il n’y a pas de loi contre l’excision, contrairement au Sénégal ou au Burkina. Elle dit qu’au Mali on n’aborde jamais le sujet à la télévision. C’est pourquoi je vais aller y présenter mon film. Quand j’ai fait FAAT KINÉ (1999), un film dédié aux femmes, j’ai organisé des débats et je pensais que les hommes allaient me casser la f ig u re. Pas du tout. Ce changement de comportement, initié par des femmes universitaires, est récent. Les hommes ne parlent pas de l’excision. Les Africains sont très pudiques - même s’ils sont nus - dans la façon de regarder. L’impudeur est dans ce que l’oreille entend. Lorsque Collé Ardo s’adresse aux hommes, elle leur fait comprendre que “c’est maintenant ou jamais“. Elle n’est pas une “pétroleuse“. Elle subit, jusqu’au moment où elle décide que ça doit changer. Les Africains sont très fatalistes : la femme qui donne son enfant à celle dont la petite fille est morte de l’excision scelle quelque chose de très profond. Dans EMITAÏ (1971), je montrais combien les femmes dioula de Casamance étaient indépendantes. L’homme cultive la terre mais, au moment de la récolte, le riz appartient aux femmes. Il représente leur force. Même l’armée française, pendant la Deuxième Guerre mondiale, ne pouvait rien contre elles. Je les connais bien parce que ma mère était dioula. Elle a “kidnappé“ mon père, qui était venu de Dakar pour faire fortune, et l’a fait rester en Casamance, où je suis né. Il n’y a que de la vie quotidienne dans mes films..

- Vous aimez regarder comment la vie se modifie au jour le jour.

En Afrique, c’est toujours aujourd’hui ou jamais. Ce n’est pas élaboré. En ce moment les femmes évoluent vers une libération des anciens carcans de la société. Les gouvernements ne proposant pas de projet de société, les gens se laissent séduire par le libéralisme à tous crins, dans lequel il n’y a pas de place pour la culture. L’Afrique imite la France et recule. C’est pourquoi je dis qu’il faut nous regarder nous-mêmes. Nous avons, comme tous les peuples de la planète, nos forces et nos qualités. Il ne faut pas que nous soyons coupés du monde. Nous devons refuser de vivre en autarcie, mais savoir ce qui est bon pour nous et le faire.

- N’est-ce pas ce que vous faîtes lorsque vous décidez d’aller tourner au Burkina Faso, avec des techniciens burkinabé et des acteurs maliens ou ivoiriens ?

Je suis pour l’unité, et je voulais que l’ensemble de la région participe au film pour donner une impulsion aux jeunes. Nous baignons dans la même culture, nous devons nous unir mais je crois que les Africains ne sont pas encore mûrs pour le développement. Nous luttons contre nous-mêmes. En plus de quarante ans d’indépendance au Sénégal, nous avons tué plus d’Africains que depuis le début de l’esclavage. Je demande pourquoi des gens volent l’argent du peuple pour le blanchir ? Dans le trafic de la drogue, des enfants. Est-ce que ma société déraisonne ? Je suis retourné au village burkinabé pour présenter le film - tous les habitants ont joué dedans et les femmes étaient contentes qu’on soulève le problème de l’excision - Il faut dire aux africains que des mariages avec des filles aussi jeunes sont de l’ordre de la pédophilie. En 2004, ces pratiques ne posent pas problème en Afrique !

- Que se passe-t-il avec le président Wade et la censure ?

Il ne se passe rien. C’est lui qui décide de tout mais il ne peut pas censurer les films puisqu’il n’y en a pas ! Mon film est sénégalais mais il ne l’a pas vu. Il le verra s’il paye son billet, mais le film n’est pas enco re sorti. La distribution est très limitée, c’est pourquoi je fais du cinéma forain. Je pose des questions et le public répond. Je parle dans toutes les petites radios de village. Ça fait bouger les populations. En Afrique, on ne fait pas du cinéma pour vivre mais pour communiquer. Pour militer..

Propos recueillis par Michèle Levieux - L’ humanité - Edition du 15 mai 2004

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