Pa l'arbre
Accueil du site > France > Les cris du ghetto

jeudi 10 novembre 2005

LE MONDE | 10.11.05 - Enquête.

En mémoire de Bouna et de Zyed, les adolescents morts par électrocution le 27 octobre à Clichy-sous-Bois, des habitants de Seine-Saint-Denis ont créé une association dénommé ADM, pour "Au-delà des mots". En banlieue, le vocabulaire a son importance. Et le rap est souvent le vecteur principal des mots. Prémonitoires peut-être, victimes d’une imagerie qui ne leur rend pas toujours justice, ils décrivent les us et coutumes des cités. Et reflètent les contradictions d’une jeunesse élevée dans une société de consommation dont elle n’a pas les clés, ou si peu.

Cartier, Vuitton, Nike, Dior, Rolex, Mercedes Benz : les icônes de la mode étalées sur les murs, les panneaux d’affichage du RER, les écrans publicitaires de la télévision et les magazines, provoquent des montagnes de frustrations, ainsi décrites par Booba, rappeur franco-sénégalais de Boulogne-Billancourt : "Ici les mêmes scènes, même squat, même shit, les mêmes frites, 2, 3 chiennes et 150 chaînes/J’suis dans leur Mac, mais dans l’coin dangereux Black/Dangereuses taffes, pas d’blagues gars, dangereux tagga, moi j’veux qu’on m’paye moi/Écoute-moi, 6 000 balles pour travailler tout l’mois j’m’en bats les couilles, moi."

"Haut-parleurs" des cités selon l’expression de Suprême NTM, les rappeurs ne sont surpris aujourd’hui que par une seule chose : que l’incendie ne se soit pas déclaré plus tôt. "Il y a une odeur de gaz sur la banlieue depuis vingt ans, les deux mômes pris au piège du transfo d’EDF à Clichy ont été l’étincelle", affirme Stomy Bugsy (né à Paris et d’origine cap-verdienne), membre du groupe Ministère A.M.E.R. avec Passi et Doc Gynéco. Ce qu’a maintes fois rapporté le rap français à travers ce symptôme de l’énervement "qui fait tout péter".

En 2004, Disiz La Peste, franco-sénégalais né à Evry, proposait sa version de Chute libre, film tourné par Joel Schumacher en 1993 : "Putain, je transpire, pire j’suis en translé/transporte floc/Ça klaxonne ça fait 2 heures que je n’avance qu’à petits feux/Peu à peu je pète les plombs/Le bouf de derrière m’insulte et me traite de con/Ç’en est trop je sors de ma caisse prends mon sac dans mon coffre et me casse/Laisse ma caisse sur le périph rien à foutre je trace/Trop de stress j’ai trop faim/Il me faut un McDo." Oui mais quand Disiz La Peste arrive à la caisse du McDo, il est 11 h 59 à sa montre et midi à celle de la vendeuse. L’heure du McMorning est passée. "J’lui dis : ’Un McMorning ou je tire’." L’employée trépasse. La suite est un remake du pire en cascade, façon Tout va très bien Madame la marquise , et les écuries brûlent.

Ainsi les mots apportent-ils leur capital de défoulement cathartique, à prendre souvent au second degré. "Dans nos quartiers, la seule manière qu’on a trouvée pour s’exprimer c’est la violence, qu’elle soit verbale ou physique. Si on avait eu un suivi scolaire, plutôt que de brûler des voitures, on irait manifester", constatent les membres de Psy 4 de la Rime, groupe de souches comorienne et marocaine, originaire des quartiers Nord de Marseille. McTyer (Socrate, né en France, d’origine camerounaise et nigériane) et McKregor (McKensie, né en France de parents haïtiens) forment Tandem. Grandis dans le 19e arrondissement de Paris et à Aubervilliers, ils ont publié en 2005 l’album C’est toujours pour ceux qui savent, accompagné d’un petit mot de Charlie Bauer, détenu rebelle ayant lutté contre les quartiers de sécurité avant de devenir écrivain. Insoumis, Tandem écrit des textes au Kärcher, dirait-on si le mot était encore utilisable.

Ainsi lit-on dans 93 Hardcore : "Dans mon 93, rien que ça marche kà la testostérone... j’viens de là où si t faible c à coup de barre de fer qu’on traite paranoïaque juvénile on s’endurcit parmi les impulsifs, on prend pas de raccourci vu qu’ils peuvent réduire ton espérance de vie nous on rêve tous de tires à 40 millions de dollars et une pouf coopératrice qui aura sûrement pas son mot à dire. Alors pour y parvenir tous les moyens sont bons dans cette course aux bifftons faut pas ralentir avant que tu puisses un jour t’amortir."

Tandem est aux antipodes du rap commercial, incarné un moment par EJM, champion de l’appel à "la maille" (l’argent) et auteur d’un tube amusant, J’veux du cash ("Me donne pas d’chèque, j’ai besoin d’me payer un milk shake"). Les temps ont changé. "Nous, explique Stomy Bugsy, on regardait Goldorak à la télé. Maintenant les jeunes jouent à des jeux vidéos où il faut buter les conducteurs et se tirer avec leur bagnole pour gagner des points."

Tandem explique en chœur que le "pays n’a pas écouté le cri d’alerte poussé par les rappeurs. A Neuilly, dans le 8e arrondissement, ils vivent en autarcie, et ils pensent que c’est nous qui sommes coupés de la réalité. Ils ne font pas attention aux textes que de jeunes Français adressent aux jeunes Français. Le rap est écouté par ceux qui sont de ce côté. Ailleurs on pense que c’est de l’amusement. Or, on se jette dans le rap à cause d’un malaise."

De fait, "les textes sont de plus en plus crus, observe le journaliste Olivier Cachin, spécialiste du hip-hop. Les propos jugés offensants par certains ne le sont pas du tout par d’autres. Ce qui passe pour de l’incitation à l’émeute peut être considéré comme du commentaire social."

Reste qu’ici tout est manichéen. "En banlieue, c’est méchant/méchant ou gentil/gentil", dit Féfé (né en France, d’origine nigériane), membre du Saïan Supa Crew, qui délivre un "rap lucide." "Il n’y a pas de mesure, mais en même temps, il y a plein de gens normaux, qui travaillent, rentrent à la maison tous les soirs, beaucoup de Blancs aussi. Mais nous regardons MTV, on a des modèles américains, on aime les grosses bagnoles, les stars exceptionnelles, on a envie de briller, de montrer qu’on a réussi, parce que pour avoir les mêmes trucs, on doit en faire deux fois plus." Les rappeurs seraient ainsi des représentants exacerbés de leur époque, de son consumérisme forcené et de la schizophrénie qu’elle encourage. Le Parisien Hamé, de La Rumeur, admet les contradictions d’un genre qui reflète "la sacralisation des biens de consommation. Toutes les cinq secondes, on consomme un message publicitaire. Le rap n’est qu’un miroir subjectif qui en rend compte."

Pour autant, le langage hésite souvent entre l’exigence d’une démocratie citoyenne et l’usage de la force, entre le désir de justice et le culte du caïd. D’où la popularité intacte dans les cités de Bernard Tapie, jadis ministre de la ville sous François Mitterrand. Celui qui enregistra un duo avec Doc Gynéco symbolise toujours l’homme d’affaires sachant s’imposer en roulant des mécaniques. Les membres de Psy 4 de la Rime ne dissimulent pas leur admiration pour l’ancien patron de l’Olympique de Marseille : "Il est parti de pas grand-chose. C’est un mec qui a des couilles. Les projets de loi, ça ne nous touche pas, il faut des actes concrets. Lui a mis des terrains de foot dans les quartiers. Et quand il y a eu ce meurtre d’un Comorien par un colleur d’affiches du Front national, il est le premier à s’être déplacé et à s’être rendu chez la famille."

"Tous les dix ans, on a droit à une montée de révolte, observe Joey Starr, cofondateur avec Kool Shen de Suprême NTM. D’accord, on est dans un univers ’œil pour œil dent pour dent’. La misère a plein de foyers, et elle fait partie d’un monde individualiste, où les gens pensent à leur gueule. Les codes de réussite sont différents." Il sont dictés par les feuilletons où il convient d’être avocat d’affaires ou super star pour s’en sortir ­ et non instituteur, cadre d’entreprise ou mécanicien.

Au sommet de cette réussite, il y a le personnage de Tony Montana, interprété par Al Pacino dans le remake de Scarface réalisé en 1984 par Brian de Palma. Le film est culte en banlieue. Réfugié cubain expulsé par Fidel Castro, Montana commence par vendre honnêtement des hamburgers à Miami avant de passer au crime. "J’ai des mains faites pour l’or, et elles sont dans la merde", s’écrie-t-il. Il devient un des plus gros bonnets du trafic de drogue, rappé par Akhenaton dans Métèque et mat, la chanson-titre de son premier album solo : "Petit, on me racontait l’histoire de truands, de boss/Qui pouvait saigner trois mecs puis bouffer des pâtes en sauce/Scarface, le film, est sorti, puis il a vrillé l’esprit/De beaucoup de monde et moi y compris."

"Moi, je suis né d’un quartier (en Seine-Saint-Denis), et exceptionnellement j’ai réussi à m’en sortir, témoigne Joey Starr, 38 ans, d’origine antillaise. Le rap, c’est le média du ghetto. Le gangsta rap (la tendance mafieuse américaine) a fait du fric à outrance, attention au marketing, attention au premier degré. Easy E, (de NWA, groupe de la Côte ouest américaine), qui se targuait de niquer sans capote est mort du sida. Or, chez moi, il n’y a pas juste que des mecs qui bousillent, il y a ceux qui se bousillent. Et ça va faire la troisième génération de mecs qui dénoncent. On doit faire attention : écrire, c’est un travail de précision. Derrière le mur, on a le jardin. NTM a écrit en 1995 "Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ?", derrière il y avait : "Qui sont nos repères ? Qui sont nos modèles ?" Dans un contexte social où nécessité fait loi, 95 % des gens qui font du rap font des suggestions intelligentes, essaient de structurer les jeunes."

Abd Al Malik, ex-NAP, groupe de Strasbourg créé dans le quartier du Neuhof, évoque aussi la responsabilité du rappeur. "On sait l’impact qu’on a sur les jeunes du quartier, observe ce fils de Congolais, qui fut un temps musulman intégriste avant d’embrasser le soufisme. Parler d’économie parallèle, idéaliser la violence, c’est faire preuve d’irresponsabilité. Beaucoup d’artistes vantent la violence de rue mais ne la vivent pas. Quand on fait une musique aussi proche d’un public aussi sensible, on est obligé d’être responsable. Je connais des gamins qui sont tombés dans le shit, ont fait des choses graves parce qu’ils avaient écouté du rap. Y compris mon jeune frère qui a été délinquant. J’aime le rap, c’est ma culture, mais qui aime bien châtie bien." Même constat chez Psy 4 de la Rime : "Le public du rap est majoritairement composé d’adolescents de 10-16 ans. On croit s’adresser à des gens qui ont notre âge, notre vécu, mais ce n’est pas vrai."

Il y a le fric et la force. Les trafics, l’argent facile. Et aujourd’hui des jeunes "encore plus féroces que nous", constate Féfé. Tous remontés contre Nicolas Sarkozy, qu’ils rêvent de mater rien qu’en bandant leur muscles pour imposer le respect. Les rappeurs n’ont plus qu’un mot à la bouche : démission. "Sarkozy, c’est même un problème pour les flics, affirme Joey Starr. Ils ont une hiérarchie qui n’écoute pas les gens de terrain. Sarkozy n’avait rien à faire à Argenteuil, le ministre de la cohésion sociale, c’est Borloo. Il a foutu la merde par ambition électorale. Aller chez les gens dont la misère est la compagne avec si peu d’égard, c’est pas possible, leur foutre ainsi leur crasse à la gueule !"

"Quand il y a une action, il y a une réaction. Ce qui se passe est une réaction", disent les membres de Psy 4 de la Rime. "La responsabilité des rappeurs sera toujours dérisoire par rapport à ceux qui ont le vrai pouvoir, renchérit Olivier Cachin. Si l’étincelle a été allumée, ce n’est pas par un texte de rap. Ce qu’a dit Sarkozy n’était pas une incitation quelconque, mais bien directement une attitude offensante. Parler de façon agressive devant des gens déjà exacerbés, on imagine le résultat... Bien sûr, le mot ’racaille’ est utilisé par les rappeurs eux-mêmes. Mais tout dépend de qui le prononce. L’entendre dans la bouche d’un ministre de l’intérieur est aussi incongru qu’un imparfait du subjonctif chez un rappeur."

Les mesures de couvre-feu instaurées par le premier ministre Dominique de Villepin avivent, elles, des souvenirs amers. Pour Hamé, de La Rumeur, "on nous fait vivre ce que nos parents ont subi en octobre 1961 avec Papon comme préfet de police. Ça ne ramènera pas le calme, mais ne fera que renforcer la détermination ou la fuite en avant. Je ne voudrais pas que ce qui restera de ces derniers jours parte en fumée avec la dernière voiture brûlée. Il faut qu’une parole politisée émerge. On a ethnicisé la question ou on l’a enfermée dans une dimension religieuse. L’aspect historique a été occulté, il n’y a pas d’articulation avec le passé colonial."

En cet automne 2005, la question identitaire n’a jamais été aussi présente. Joey Starr prépare une journée de débat avec l’association Devoir de mémoire à Saint-Denis. "Parce qu’à l’école, on n’explique jamais pourquoi les parents sont venus en France, ce n’est pas au programme, le rôle de la France colonialiste est tu. D’un autre côté, la France qui ne vit pas avec nous ne connaît pas le visage de sa moitié." "Pas de Noir à la télé, pas de Beur non plus", ajoute Féfé, qui dit ne se sentir français que depuis "trois ou quatre ans", quand il a commencé à voyager avec le Saïan Supa Crew, et qu’on lui a "parlé comme à un Français". Aspiration que Tandem traduisit par une formule qui fit scandale : "Je baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime."

Stéphane Davet, Bruno Lesprit et Véronique Mortaigne

 RSS 2.0Suivre la vie du site